Au-delà de la hype de l’IA
Dans le flot continu d’annonces sur l’intelligence artificielle, il est facile de confondre le bruit médiatique avec le véritable signal scientifique. Pour comprendre où nous allons réellement, il faut écouter ceux qui construisent l’avenir, et non ceux qui le commentent.
Demis Hassabis, co-fondateur et PDG de Google DeepMind, est l’une de ces voix. En tant que figure centrale de la recherche sur l’IA depuis plus d’une décennie, il est dans une position unique pour commenter sa trajectoire future. Son travail a toujours été guidé par une double mission : faire progresser la science et s’assurer que l’IA bénéficie à l’humanité.

Cet article se propose de distiller quatre révélations parmi les plus surprenantes et les plus percutantes issues d’un récent entretien approfondi avec lui. Au-delà des annonces de produits, ces idées offrent un aperçu fascinant des paradoxes, des chemins non empruntés et des questions philosophiques qui animent la course vers l’intelligence artificielle générale (AGI).
Première révélation
L’IA est à la fois un génie et un novice
L’intelligence « en dents de scie »
Le paradoxe au cœur de l’IA moderne est stupéfiant.
D’un côté, des systèmes d’IA peuvent atteindre un niveau équivalent à une médaille d’or aux Olympiades internationales de mathématiques, résolvant des problèmes d’une complexité que seuls les meilleurs étudiants au monde peuvent aborder.
De l’autre, ces mêmes systèmes peuvent commettre des erreurs triviales sur des problèmes de logique de niveau lycée ou peiner encore à jouer une partie d’échecs de bon niveau.
Hassabis a un terme pour ce phénomène : les « intelligences en dents de scie » (jagged intelligences).
Cette expression décrit parfaitement les performances inégales et incohérentes des modèles actuels. Ils peuvent exceller à un niveau de doctorat dans certains domaines tout en restant inférieurs à un niveau de lycée dans d’autres.
Selon lui, cette hétérogénéité n’est pas un mystère total. Elle provient de défis techniques concrets, comme la manière dont les modèles « voient » et décomposent l’information, ou leur incapacité actuelle à réfléchir et à vérifier leurs propres raisonnements de manière fiable.
Cette incohérence n’est pas une simple anecdote. Elle constitue l’un des obstacles les plus fondamentaux sur la voie de l’AGI. Résoudre ce problème et rendre l’intelligence des machines plus uniforme est l’un des défis les plus fascinants auxquels les chercheurs sont confrontés.
Deuxième révélation
La voie non empruntée
Guérir le cancer avant de créer des chatbots
Hassabis révèle que la trajectoire actuelle de l’IA, dominée par la course commerciale aux chatbots et aux assistants personnels, n’était pas son plan initial.
Sa vision originale reposait sur une approche scientifique plus « pure », dans laquelle l’IA serait restée plus longtemps en laboratoire pour s’attaquer à des problèmes scientifiques fondamentaux. Il cite AlphaFold, son projet phare, qui a permis de résoudre l’un des plus grands défis de la biologie depuis cinquante ans : le repliement des protéines.
Il oppose cette vision à la réalité actuelle, qu’il décrit comme une « course assez folle » (pretty crazy race condition), largement alimentée par le succès commercial des modèles de langage.
« Selon ma vision initiale, nous aurions gardé l’IA au laboratoire plus longtemps pour accomplir d’autres prouesses à la AlphaFold, comme guérir le cancer, par exemple. »
Selon lui, cette nouvelle trajectoire présente des avantages évidents, notamment l’afflux massif de ressources et une sensibilisation accrue du grand public. Mais elle comporte aussi des inconvénients, en laissant moins de place à une science rigoureuse et mesurée, au profit d’une compétition commerciale effrénée.
Troisième révélation
Des IA dans la Matrice
Entraîner une IA dans un monde généré par une autre IA
L’un des sujets de prédilection de Hassabis est le concept de « modèles du monde » (world models).
Il explique que, malgré leur puissance, les modèles de langage ne peuvent pas tout capturer. La dynamique physique et spatiale du monde, ainsi que notre compréhension intuitive de la physique, sont difficiles à exprimer uniquement par des mots. Les modèles du monde visent précisément à combler cette lacune.
Pour illustrer cette approche, il décrit une expérience menée par DeepMind reposant sur l’interaction de deux systèmes distincts :
- Genie : une IA capable de générer des mondes interactifs et jouables à partir d’une seule image
- Simma : un agent d’IA capable de naviguer et d’agir dans des environnements virtuels complexes
Le principe est simple en apparence mais radical dans ses implications : placer un agent Simma à l’intérieur d’un monde généré en temps réel par Genie.
Il s’agit d’une IA apprenant à naviguer dans une réalité entièrement rêvée et construite par une autre IA. Hassabis y voit l’émergence d’un terrain d’entraînement infini et auto-généré, un véritable « pétri digital », capable de produire et de résoudre des millions de tâches sans intervention humaine, accélérant de manière exponentielle l’apprentissage des machines.
Quatrième révélation
La question ultime
Votre conscience est-elle calculable ?
L’entretien aborde enfin les implications philosophiques profondes de l’AGI.
La question centrale qui fascine Hassabis est la suivante : une fois une AGI construite, qu’est-ce qui restera véritablement unique dans l’esprit humain ?
Pour lui, la réponse passe par une interrogation encore plus fondamentale, celle qui a structuré l’ensemble de sa carrière : les limites ultimes du calcul.
Il avance une hypothèse de travail à la fois simple et radicale : il se pourrait que l’univers soit entièrement calculable.
« Personne n’a trouvé quoi que ce soit dans l’univers qui soit non calculable jusqu’à présent. »
Il reconnaît que cette position entre en tension avec certaines théories, notamment celles de Roger Penrose, qui postulent l’existence de phénomènes quantiques non calculables au cœur de la conscience. Toutefois, en l’absence de preuve contraire, Hassabis parie sur l’idée que tout, y compris l’esprit humain, relève fondamentalement du traitement de l’information.
L’implication est vertigineuse : si cette hypothèse est correcte, alors nos expériences les plus intimes, des émotions comme la joie jusqu’aux sensations physiques les plus subtiles, pourraient un jour être comprises et simulées par un ordinateur.
L’aube d’une nouvelle ère
Les réflexions de Hassabis dessinent une véritable feuille de route intellectuelle.
Le parcours débute avec un défi immédiat et pragmatique, celui de l’intelligence « en dents de scie ». Il se poursuit par une analyse stratégique du virage commercial pris par l’IA, au détriment d’une trajectoire strictement scientifique. Il ouvre ensuite des perspectives futuristes sur l’entraînement des modèles à travers des mondes entièrement simulés. Enfin, il s’achève sur la question philosophique ultime : la nature calculable, ou non, de la conscience humaine.
Ces révélations rappellent que la course vers l’AGI n’est pas seulement technologique. Elle nous oblige à résoudre des paradoxes, à arbitrer des choix de société et à affronter des questions fondamentales sur ce qui constitue, au fond, notre humanité.
La question demeure ouverte. Et elle est loin d’être confortable.



